La
plupart des écrivains de science-fiction sont immortels, comme
les meilleurs de leurs héros. Certains, hélas, finissent
par l'oublier et, du coup, meurent. Avec Alfred Elton Van Vogt,
décédé en l'an 2000 à 87 ans, c'est un
des derniers grands maîtres de l'âge d'or de la SF anglo-saxonne
qui disparaît.
Né
au Canada le 26 avril 1912, d'origine hollandaise, il exerce toutes
sortes de métiers. Puis la lecture en 1938 d'une nouvelle
de John W. Campbell (1910-1971), directeur de la revue Astounding,
le pousse assez tardivement à écrire. Très
vite, il devient une des vedettes d'Astounding, qui publie son premier
roman, A la Poursuite des Slans en 1940. Van Vogt quitte
alors le Canada et s'installe à Los Angeles. Son chef-d'uvre,
le Monde des non-A (1945), publié d'abord en feuilleton
dans le même magazine, lui assure une célébrité
qui dépasse largement le public spécialisé:
en 1948, le roman est réédité par un éditeur
prestigieux, Simon & Schuster. Il deviendra un best-seller mondial,
traduit dans des dizaines de langues et tiré à des
millions d'exemplaires.
Féru
de dianétique. L'intérêt de Van Vogt pour
les sciences, et surtout les pseudo-sciences de l'esprit, va cependant
modifier le cours de sa carrière. Si la sémantique
générale et la logique non aristotélicienne
du comte Alfred Korzybski (1879-1950) exercent une influence positive
sur sa créativité en lui inspirant le Monde des non-A,
on ne peut en dire autant de la dianétique inventée
par L. Ron Hubbard (1911-1986), futur fondateur de l'Eglise de scientologie.
Van Vogt ne suit pas Hubbard dans sa dérive scientologique,
mais, continuant à pratiquer la dianétique, néglige
son activité d'écrivain. Il se contente d'assembler
ses nouvelles anciennes pour en tirer des romans. Paraissent ainsi
quelques-uns de ses titres les plus connus: la Faune de l'espace
(1950), les Armureries d'Isher (1952), l'Empire de l'atome
(1956). Au début des années 70, après un
long silence, il tente un retour à la science-fiction avec
une série de romans qui, de l'avis général,
sont loin d'égaler ses premières uvres.
Athéisme. Van Vogt aura été un auteur
atypique dans le domaine de la science-fiction, et tout autant,
un écrivain dont l'uvre reflètent les tensions,
les contradictions et les incompréhensions qui ont agité
(et agitent toujours) cette littérature. Tout d'abord, Van
n'était pas «états-unien» comme le croient
la plupart de ses admirateurs français, mais canadien et
déjà décalé. Tout aussi atypique fut
sa proclamation publique d'athéisme, peu courante en Amérique
du Nord. Atypiques enfin ses relations à la science, à
la culture et à l'écriture. Son succès fut
considérable. Mais il fut très tôt discuté,
jusque dans les rangs de la SF, comme n'étant qu'un feuilletoniste
incohérent. Avec le recul, il ne fait pourtant pas de doute
que, pour une partie de son uvre, Van Vogt fut non seulement
un écrivain, mais un grand écrivain qui transforma
la manière d'écrire et même de percevoir la
science-fiction, au point d'influencer des auteurs majeurs comme
Philip K. Dick, Frank Herbert et Philip José Farmer. Pour
le reste, il lui arriva de se montrer médiocre avec éclat.
Sa technique singulière d'invention et d'écriture
(il réglait un réveil pour se réveiller plusieurs
fois dans la nuit afin d'utiliser ses rêves et ses ruminations
hypnagogiques) l'apparente, comme l'a relevé Philippe Curval,
au surréalisme, bien qu'il n'en ait jamais pris conscience.
En plus d'un sens, Van Vogt fut un auteur qui écrivait délibérément
à partir de son inconscient, et qui s'est efforcé
de développer une technologie (le mot n'est pas trop fort)
pour échapper aux pièges et aux banalités du
moi conscient.
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Société
idéale.
Van Vogt est en effet fondamentalement un technologue, en ce qu'il
croit qu'à tout problème, philosophique, psychologique
ou social, doit répondre une technique efficace. Ce sont
de telles technologies toutes prêtes qu'il croit découvrir
dans la Sémantique générale d'Alfred Korzybski
et dans la dianétique de L. Ron Hubbard. De Korzybski, il
retint quelques banalités comme «la carte n'est pas
le territoire», qu'avec génie il transforma en un authentique
roman philosophique, le Monde des non-A, où se trouvent posés
des problèmes fondamentaux sur la société idéale,
la responsabilité individuelle, l'identité (aux deux
sens du terme), la mémoire, la nature fine de l'univers et,
partant, l'ontologie.
L'accueil
réservé à ce livre par le public français
se révèle surprenant. Non seulement il fascine Boris
Vian, qui se consacre à le traduire, mais il inquiète
Michel Butor, étonne Audiberti, Pierre Kast, France Roche,
Stephen Spriel (créateur de la collection Rayon fantastique
chez Gallimard et traducteur de Malcolm Lowry), et une bonne partie
de l'intelligentsia qui, dans les revues intellectuelles les plus
prestigieuses, célèbre la science-fiction au début
des années 50. Plus tard, il sera cité par Guy Lardreau.
Qu'on ne s'y méprenne pas: Van Vogt n'est pas un philosophe,
mais c'est un artiste de la question. Et par là un éveilleur,
quelqu'un qui conduit à la tentation de penser autrement,
contre le dogme, contre Aristote.
La
Faune de l'espace est un roman à peine moins étonnant.
Il décrit d'abord une longue expédition interstellaire
d'exploration avec tous les problèmes humains que pose la
cohabitation. Il présente ensuite une étonnante galerie
d'extraterrestres qui inspira le cinéma jusqu'au plagiat.
Il introduit enfin une science interdisciplinaire, le «nexialisme»,
qui reste à inventer. Le rapport de Van Vogt avec la science
est complexe et ambigu, ce qui fait sa richesse. Inutile de chercher
chez lui de l'information scientifique. Il ne manifeste aucun souci
de vraisemblance eu égard à l'état des connaissances,
contrairement à certains de ses contemporains comme Campbell
et Arthur C. Clarke (et dans une moindre mesure Asimov). Van Vogt
a compris que la science de l'avenir, comme déjà celle
de son présent, serait incompréhensible à moins
d'un effort soutenu, mais que cette incompréhensibilité
ne lui ôterait rien de sa rationalité sous-jacente,
certes devenue inapparente, ni évidemment de sa puissance
sur le réel. Au lieu d'expliquer comment cela fonctionne,
Van Vogt suggère, par un effet de langue, que cela fonctionne
nécessairement. Il parle «science future» comme
un langage inconnu, comme font les gens atteints de glossolalie:
cela ressemble suffisamment à un langage pour en donner l'illusion,
mais cela demeure indéchiffrable, proprement insensé.
Il se montre ici, au sens plein du terme, un écrivain.
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